Ça ne m’enlève rien
À la permanence de l’hôtel, encore, je convaincs les autres membres du jury de venir boire et danser, mais personne ne boit et personne ne danse. Un comédien de Montréal vient nous inviter à nous joindre à leur cercle. Tour de table obligatoire pour qu’on apprenne à se connaître. Un écrivain, une réalisatrice, un directeur artistique, une comédienne, une autre comédienne, une autre réalisatrice, et vient le tour du comédien. Il est comédien, mais il n’est pas seulement comédien, il a aussi toute une démarche artistique à nous partager. Il prend la parole et ne la redonne pas. Il est comédien parce que, s’il n’était pas comédien, il ne serait rien. Il mourrait si on lui interdisait de se produire devant la caméra. Ce n’est pas du narcissisme, non. C’est une vocation. Les émotions, la vie humaine, l’art de raconter des histoires. Il croit que l’art est le remède à tous les problèmes. C’est sûr que c’est un métier ardu : attendre que le téléphone sonne, toujours être à la merci ; mais même ça, lui, il aime ça.
Une autre comédienne enchaîne, mais le comédien n’a pas fini, il reprend la parole pour dire que, quand on aime quelque chose, on n’attend pas d’argent, on est même prêt à la faire gratuitement, cette chose. J’ai envie de lui dire : tu es ridicule, va-t’en. Les gens qui ne se font pas payer, je ne veux même pas leur parler. Je ne sais pas dans quel monde ils vivent, mais j’aurais honte de me tenir avec eux. Te détestes-tu au point de travailler pour les autres, de leur créer de la richesse à eux, en te vidant toi ? Misérable, ne t’approche pas de moi, je ne veux pas rattraper cette maladie dont je suis à peine guéri.
Je roule des yeux, je regarde le directeur artistique et je lui chuchote : « plus capable… »
Quand mon tour vient, je dis que j’ai renoncé à la carrière de comédien. Je raconte comment j’ai dû me déshabiller devant Gilbert Sicotte en lui chuchotant un secret et que, dans des moments comme ça, on se dit qu’on n’a rien à faire dans un conservatoire.
Le comédien dit : « Tu vois, moi, dans un exercice comme ça, quand ça me fait chier, j’en donne trois fois plus. Il faut enlever un morceau de linge ? Moi, je me déshabille, je montre mon pénis. Il faut dire un secret ? Moi, je raconte le pire traumatisme de mon enfance. Je suis comme ça, moi. J’ai toujours été. Il fallait marcher à quatre pattes, faire le chien, moi je me mettais à japper, je bavais, pis je levais la patte pour pisser dans le coin du local. Je pissais pour vrai. C’était ma façon de dire au prof : regarde, tu veux me faire chier, je vais t’en donner plus encore. »
Je lui dis : « C’est ça. Toi, t’es vraiment un comédien. Moi aussi, j’aime ça montrer mon pénis, mais j’ai trouvé comment le faire en écrivant. »
Une comédienne me dit que je suis traumatisé. Je lui réponds que je le sais, merci.
À la fin de la soirée, un acteur que je connais se ramène un jeune acteur suisse et très beau, très calme et très gentil. Je les suis dans le couloir et je les entends se donner leur numéro de chambre. Ils sont en train de choisir dans laquelle ils vont baiser. Ils se retournent et me voient les épier. Celui que je connais me demande dans quelle chambre je suis, moi. « 206. » Je dis ça avec un clin d’œil, comme si je savais ce qu’ils tramaient et qu’ils allaient peut-être venir me chercher, mais je savais bien que non. J’étais seulement jaloux.
Dans la chambre, en enlevant mes verres de contact devant le miroir de la salle de bain, je me rassure : Antoine, ça ne t’enlève rien. Il faut que je me le répète une cinquantaine de fois.
Le jour d’après, je fais un lift à l’acteur suisse. Je fais jouer Taylor Swift et il chantonne. Il dit que pour la première fois de l’histoire, une artiste a les dix premières chansons du Billboard. Genre, tu regardes le Billboard, et c’est juste Taylor Swift. Je lui demande s’il veut que je change la musique. Il dit non. Il ne se passe rien d’autre. Je lui dis : « C’est de la musique de gay, quand même. » Mais il rit, tout simplement. Il ne dit pas : « Je suis gay gay gay », comme je l’aurais espéré.
Le soir, à la permanence, je vais voir l’acteur que je connais, je lui demande s’il s’est passé quelque chose avec le Suisse et je m’excuse d’avoir épié leur conversation.
— Non, il s’est rien passé. En fait, il est venu dans ma chambre et on a joué aux échecs.
— Vous avez joué aux échecs à trois heures du matin ?
— Oui. Il est jeune quand même, fait que j’ai rien voulu initier.
— Je comprends.
— Penses-tu qu’il est gay ?
— Je pense pas. Je pense juste qu’il dégage une belle ouverture.
— Je comprends.
Ensuite, cet acteur s’est mis à me parler de pôles. Un pôle attire l’autre. L’attraction, le désir, l’amour, c’est un système de pôles. Je dis : « Tout ça, c’est comme une façon poétique de dire top pis bottom, dans le fond.
— Non, c’est plus que ça justement. »
Et là, je me sens mal d’avoir dit ça. Je continue de l’écouter et il me convainc. J’ai envie de penser comme lui maintenant.
En parlant d’attraction, dans la salle de presse, une journaliste me voit en train de boire un Pepsi diète et ça lui donne envie d’en prendre un. Elle s’assoit avec son Pepsi et nous raconte comment elle a rencontré son chum. Ça a été le coup de foudre. Elle était déjà en couple, elle venait de se faire construire une maison avec son mari à La Sarre, ils avaient des enfants ensemble, mais on ne peut rien contre un coup de foudre. Elle a vu l’homme pour la première fois dans un festival de musique à Rouyn, et à partir du moment où elle l’a vu, elle n’a plus été capable de manger. Le lendemain, elle le lui a dit : « Je suis plus capable de manger. » Il a répondu que lui non plus.
À la fin du festival, ils ont essayé de s’oublier, mais c’était impossible. En plus, il n’y a pas de hasard, elle a décroché un contrat à Rouyn quatre jours par semaine. Quand ils se sont revus, elle avait la bouche pleine de feux sauvages, mais vraiment pleine, et il l’a embrassée quand même. Ça, ça prouvait qu’il l’aimait. Encore aujourd’hui, elle a des feux sauvages de temps en temps, mais ça ne le dérange pas le moins du monde. Les enfants l’aiment, ils l’appellent même papa.
La journaliste explose de joie, elle articule bien. Elle répète que la chance lui sourit, qu’elle a la marde au cul, elle remercie la vie. Elle est pleine de gratitude et ça se voit, on le sait, que le reste de sa vie sera tout aussi bon.
Le caméraman qui accompagne la journaliste me demande si les histoires comme celles qu’elle vient de raconter m’inspirent pour écrire.