denis110
Une amie a commencé à jouer aux Sims. Elle m’invite chez elle, et je lui demande si on peut jouer. Elle accepte. C’est elle qui contrôle le jeu. Elle m’offre de prendre les commandes, mais je refuse. Je me contente de la regarder. La musique, les couleurs vives, les personnages dans leurs maisons, ce monde auquel j’ai dû tourner le dos à la fin de mon adolescence se déballe devant moi. La soirée est extraordinaire, notre amitié est à son apogée. Sur le pas de la porte, avant que je parte, on se le dit : «C’était tellement une belle soirée.»
Depuis ce matin, je ne pense qu’à jouer aux Sims, j’ai envie de tout arrêter et d’aller le télécharger, je me retiens par peur de m’y perdre.
Cet été, je racontais à une autre amie combien j’étais fou des Sims. Mes parents s’en inquiétaient. Ma mère avait même appris un nouveau mot; elle avait mis sa main sur mon épaule et m’avait dit : «T’es cyberdépendant.»
J’étais inscrit sur un forum, j’aidais d’autres joueurs, je déchiffrais des sites dans des langues étrangères pour découvrir des indices sur les prochaines extensions de jeu qui allaient sortir. Des adeptes bénis des dieux, dans d’autres pays, avaient parfois la chance de tester une version pilote du jeu. On les mettait dans des salles avec des ordinateurs, on les surveillait, mais ils arrivaient dans certains cas à photographier leur écran. On pouvait ainsi prédire : «On va avoir droit à une nouvelle porte, une nouvelle coupe de cheveux et une nouvelle plante.»
Mon amie m’a demandé si on pouvait retrouver des traces de ça. On a cherché sur Google et on a trouvé. J’avais une page sur laquelle je partageais des constructions que d’autres pouvaient télécharger et intégrer à leur jeu. Je m’appelais denis110, ça faisait bien rire ma mère, qui elle aussi avait un pseudonyme sur un forum de fours à pain.
Dans les Sims, je laissais libre cours à mon imagination, mais d’une façon réaliste. Je n’aimais pas les vampires, la magie, les créatures, je les supprimais, je les désactivais, je travaillais contre la fantaisie, pour l’éliminer du jeu. Je fais pareil aujourd’hui; je suis victime de tellement d’événements surnaturels, de tellement d’hallucinations et d’illusions, j’ai tendance à verser dans la fantasmagorie, mais beaucoup de lecteurs ont trouvé que ça nuisait à mes livres. Je ne dois plus laisser les monstres s’infiltrer, ou alors je dois le faire de façon très intelligente.
Mon amie n’en revenait pas. Elle a dit : «T’as pas changé. Ce que tu faisais dans les Sims, tu le fais aujourd’hui en écrivant. Ta nouvelle obsession pour la vérité, décrire la réalité. C’est la même chose.»
Mes Sims se contentaient de maisons simples en banlieue ou de modestes appartements en ville. Ils mangeaient, travaillaient, devaient faire preuve de discipline. Une armée de petits soldats, levés tôt, droits. Ils se battaient pour mes convictions, celles d’un monde réaliste.
Aujourd’hui, je m’en veux de m’être restreint. La plupart des joueurs de Sims utilisent le jeu pour fuir leur réalité oppressante, se réfugier dans un monde qui leur plaît, ou obtenir ce qui leur est inaccessible. J’aurais dû, moi aussi, tricher avec le code pour obtenir de l’argent, construire des manoirs, acheter des voitures de luxe, gonfler de muscles des personnages homosexuels. Mais, dans un monde aux possibilités infinies, où tous les personnages avaient une chance égale, mon unique ambition était de les priver, pour qu’ils me ressemblent. Je les gardais petits, comme moi. Pas qu’on m’ait privé de quoi que ce soit, au contraire, c’est moi seul, ma nature défaillante, qui me suis privé moi-même. D’ailleurs, j’écris tranquillement un livre là-dessus, sur ma nature. Ce sera un livre très triste au début parce que je me déprécie, et beaucoup vont trouver que j’ai de l’humour, mais l’histoire avance et je deviens un héros de bonheur, d’amour et de succès. Il parlera aussi de la nature, des lois universelles qui régissent les âmes et les corps, de la forêt que je crains, et des fées qui y logent. C’est un livre qui sortira quand je serai millionnaire, que j’aurai un manoir et une voiture de luxe, quand je serai un homosexuel parfaitement musclé, quand j’aurai maîtrisé les règles du jeu.