Écoutez, Madame Brocoli
Je n’ai pas plus de pitié pour les animaux que pour moi. J’ai tué une souris à grands coups de pierre au chalet d’Irina il y a quatre ans. Je portais mes lunettes de romancier et le chandail de Tintin que Maman m’avait tricoté.
J’ai commencé à rédiger mon CV pour aller le porter chez Zara, mais c’est encore une page blanche. Je n’ai pas d’idées. Tout ce que j’aimerais, c’est manger mon lunch dans un food court parce qu’il n’y a que là que je me sens à ma place. L’autre jour, dans le sous-sol du Centre Eaton, je mangeais mon Teen Burger et je pensais à sa mort. Je me refaisais le film du gamin du chalet qui prenait plaisir à tuer. Puis, un homme est venu mettre son manteau sur la chaise en diagonale de la mienne, en face. Il m’a fait un grand sourire. Je pense qu’il voulait me séduire. Je n’ai pas voulu me tasser. Je n’ai pas voulu lui adresser la parole non plus. Nous étions tous deux à notre place et nous ne faisions qu’obéir aux lois qui guident les humains. Lui était attiré par moi et moi je vivais bien avec ça. Inutile de craindre ça. Même que ça faisait du bien.
J’ai pensé au burger que j’ai mangé avec Annie Brocoli au A&W d’Amos. La gérante ne la laissait même pas finir sa bouchée : elle la remerciait déjà d’avoir choisi son restaurant.
— Écoutez, Madame Brocoli. C’est très rare qu’on reçoit des vedettes ici, alors je peux pas m’empêcher de le souligner.
La gérante dépose un crayon qui allume dans le noir devant chacun de nous. J’aimerais dire que c’est avec ce crayon que j’écris ces lignes, mais en fait, j’en ai gaspillé toute l’encre en scriptant ma vie dans mon journal de manifestation.
Annie Brocoli avait pleuré quand elle avait lu ma nouvelle et qu’elle avait compris que je m’étais inspiré de ma vie et de mes émotions. J’étais content qu’elle soit au Salon du livre. Je l’aimais beaucoup.
Elle m’avait demandé d’utiliser les trois mots suivants pour lui écrire une nouvelle : redingote, salsifis et New York. Aucune pression. Ça pouvait être dans un an, dans quatre ans. Elle la lirait quand elle la recevrait. Ça fait plusieurs années, maintenant. Je vais essayer de l’écrire cette semaine.
Je suppose que ma voisine de palier déménage puisque des déménageurs sont venus. J’espère que je ne coucherai pas avec celui qui la remplacera. Ça gâche des années de vie, une histoire comme ça.
Au gym, ce matin, il s’est produit un événement extraordinaire. Un gars avec des pantalons larges ne savait pas trop ce qu’il faisait ; il faisait un pas dans une direction, puis changeait d’idée, mais il était déterminé à s’entraîner très fort. Puisque c’est le mois de janvier, il y a beaucoup de nouveaux abonnés. « C’est le chaos », comme disait Pete qui me racontait son temps des fêtes à Saint-Jérôme. Pendant ce temps-là, le gars aux pantalons larges chargeait des grosses plates lourdes sur une barre trop haute. Je me demandais comment il s’y prendrait pour ne pas se l’échapper dans le visage en voulant la descendre.
J’ai arrêté de le surveiller en discutant avec Pete (de toute façon, personne ne veut être surveillé au gym) et, tout à coup, un gros bruit de métal a détourné notre attention. Tout le monde a retiré un de ses écouteurs. J’ai demandé : « Es-tu correct ? » et Pete est parti comme une flèche chercher la trousse de premiers soins. Le gars aux pantalons larges avait la main molle, comme décrochée du bras, et pleine de sang. Il m’a regardé.
— I can’t put it back.
Je ne savais pas s’il parlait de sa main ou de la barre.
— Don’t worry about that.
Deux gars se sont jetés sur la barre pour la décharger et ranger tout ça. Un autre gay a assis le blessé et un autre est allé chercher l’employé qui est arrivé avec une bouteille de spray qu’on utilise pour désinfecter les machines, complètement confiant, mais ils l’ont empêcher de vaporiser ça sur la plaie ouverte du gars aux pantalons larges.
Finalement, je n’ai aidé d’aucune façon. J’ai juste continué de m’entraîner, mais ce qui était extraordinaire, c’était ce sentiment d’être tout le monde ensemble.