Je ne suis jamais assez seul
Les deux hommes avec qui j’ai accepté de partager une vie de couple ont tous les deux regretté que je ne souhaite passer aucun moment en leur compagnie. Ils me trouvaient agaçant : je voulais toujours les quitter pour me réfugier chez moi, ou alors je traînais chez eux par dépit, jouant la victime inanimée qu’on empêche d’écrire. Ils ne comprenaient pas mon dilemme. Dans leur conception du monde, si je voulais écrire, je n’avais qu’à ouvrir mon ordinateur et me mettre à la tâche. Ils voulaient que je m’installe à la table de la salle à manger et que j’écrive en leur présence. Bien sûr, ils ne me dérangeraient pas : ils regarderaient un film, le volume pas trop fort, ils répondraient à leurs courriels, ils cuisineraient le repas — des anges — mais ce qu’ils ne disaient pas et que j’appréhendais, c’est qu’ils passeraient derrière moi, me donneraient un bec dans le cou et jetteraient un œil à mon écran. Ça, je n’aurais jamais accepté qu’on me fasse ça. C’est pire que de me baiser contre ma volonté, pire que de me faire manger du sucre, pire que de me suivre en voyage. Il y a bien des limites à se soumettre.
Felice dit à Kafka qu’elle aimerait s’asseoir à côté de lui pendant qu’il écrit. Il lui répond : « Écoute, si tu faisais ça, je n’écrirais pas (je ne pourrais pas faire grand-chose, d’ailleurs), mais si tu faisais ça, je n’écrirais pas pantoute. Parce qu’écrire, c’est se révéler, c’est s’abandonner. Pis même ça, la révélation et l’abandon, c’est insuffisant pour écrire. Il faut pouvoir accéder à des émotions vraies. Avec quelqu’un qui regarde, on reste dans la surface. On n’est jamais assez seul pour écrire. Il n’y a jamais assez de silence autour de quelqu’un qui écrit. Même la nuit, ce n’est jamais assez la nuit. »