Je me développe trop
Je pensais que j’allais me brûler à force de travailler sur mon journal, mais ce n’est pas le cas. Je suis exalté. J’ai l’impression de réussir ma vie. Quand je m’entraîne au gym à 6 h chaque matin, les podcasts de développement personnel me rendent saoul. Parfois, je lâche mes poids parce qu’un fou rire s’empare de moi. Je ris de la vie qui est si belle. Je consomme tellement de développement personnel ; je suis trop développé, ça me fait mal, comme ça fait mal à mes muscles de trop se développer. J’en ai assez, mais j’en redemande.
Lors d’un party d’Halloween vendredi, je développais des bonbons, et je sentais une euphorie me gagner. Ça faisait des années que je rêvais qu’on m’invite à un party d’Halloween plein de tapettes, et ce grand jour était arrivé. Je m’étais déguisé en lapin gay. L’univers est ainsi fait : il suffit d’être de bonne humeur pour que l’humanité exauce vos vœux les plus chers.
En cuisinant mes repas pour la semaine, je tombe sur l’épisode d’un podcast qui présente un entretien avec mon autrice préférée : Gabrielle Bernstein. C’est elle, en quelque sorte, qui m’a donné le courage de me mettre à publier mon journal. J’ai mal au crâne : toute la journée, j’ai lu un livre sur l’argent, puis j’ai récité des affirmations positives dans le miroir, je suis épuisé d’aller bien. L’animatrice nous confie qu’elle réalise un rêve aujourd’hui : elle accueille une grosse vedette dans son petit podcast. Je m’imagine, moi aussi, animer un podcast et interviewer Gabrielle Bernstein. Tout le monde me dirait : « Wow, t’as réussi à t’intéresser à elle, mais d’un point de vue littéraire et tellement intelligent, parce que tsé, ces affaires-là de livre de même, on s’entend que… ça vole pas haut. » Et je leur dirais : « Ta gueule. » Justement, je crains que Gabrielle Bernstein ne m’accorde jamais d’attention puisque je suis trop littéraire. Elle aurait peur que je l’invite à mon podcast pour me moquer d’elle, pour la piéger. Des fois, je donnerais tout pour qu’on me trouve simplet. Parce que je suis persuadé de l’être un peu, quand même. Les simplets, on ne pense jamais qu’ils ont une idée derrière la tête. On les écoute. On les croit.
Après l’introduction, la voix de Gabby se fait finalement entendre. Quel privilège. On devine qu’elle se trouve à distance, sur Zoom, puisque le son nous parvient mal ; c’est un modeste podcast. On lui pose une première question sur son livre, et pendant qu’elle y répond, le son coupe. Les interruptions nous privent exactement de tout ce qui est important. L’animatrice nourrissait ce rêve depuis des années, et maintenant qu’il se concrétise, c’est raté. La grande Gabrielle Bernstein nous livre ses réflexions et on n’entend rien. Notre coach spirituelle se targue souvent de ce que Dieu parle à travers elle, qu’elle se syntonise avec Lui comme une radio sur la bonne fréquence. Toute cette parole divine est perdue. Et l’animatrice fait mine d’ignorer le problème. Je comprends. On n’interrompt pas Gabby pour la faire répéter.
Je pourrais me fâcher, mais je me dis : on n’est pas prêt à recevoir ses enseignements, c’est tout. Je me concentre sur la fausse viande que je suis en train de couper. Je me contente des bouts de phrases qu’on réussit à attraper. Même muette, Gabby me fait du bien. J’avais besoin d’une pause.