L'arrivée surprise de Pierre Pivoine
Le brouillard qui voilait mon cerveau s’est dissipé, mais la peau du côté droit de mon corps demeure hypersensible. Mes vêtements me font mal, à l’exception de ma casquette. L’autre symptôme qui persiste, c’est l’omniprésente musique. J’entends une alarme retentir, un chien japper, un verre cogner contre une assiette et j’associe instantanément la note au refrain d’une de mes chansons préférées. J’en parle à mes amies. L’une dit que j’ai maintenant l’oreille absolue, l’autre dit que non, c’est juste une conséquence de la démence.
Mes amies me parlent rarement de mon journal. Mais là, elles me disent qu’elles ont aimé les textes sur Toronto, tellement qu’elles en auraient voulu plus. Moi, aussi, j’aurai voulu donner plus de détails, mais la covid m’a frappé trop fort. Je leur montre ma casquette de Toronto, c’est tout ce qui me reste. Plus tard, je leur annonce que Toronto, c’est ma ville. Paris, c’est fatigant, Berlin, c’est ti-coune, Barcelone, c’est chaud, New York, c’est gros, mais Toronto, c’est le Canada, c’est la politesse, c’est ce que je connais, mais plus beau. Tout le monde marche droit, s’habille pareil.
Le jour suivant notre nuit d’amour, Thommy Thompson m’écrit : « Last night was magical. » Pierre Pivoine lit mon journal, il lit ça, et dit qu’il s’en balance. Il s’en fout de qui c’est, Thommy Thompson, il n’a même pas besoin de lire l’histoire jusqu’au bout.
Depuis une semaine, l’attitude de Pierre Pivoine éveille mes soupçons. Il me supplie sans cesse de ne pas lui en vouloir. Pourquoi devrais-je lui en vouloir ? Il ne répond pas, ou alors il répond qu’il est absent, que j’aurais raison de lui en vouloir, qu’il ne planifie pas de voyage à Montréal bientôt, et qu’il le sent, que je perds de l’intérêt pour lui quand il s’absente longtemps et qu’il ne promet pas de revenir. J’ai envie de lui répondre que je ne suis pas fâché, et c’est vrai. C’est aussi vrai que je perds de l’intérêt pour lui, mais j’en perds tout court, pas seulement parce qu’il ne vient pas me voir à Montréal ou qu’il se décommande à la dernière minute. Je me désintéresse simplement de lui, tranquillement, et comme il se doit.
Je suis dans la douche quand j’entends sonner. Je n’interromps pas ma douche pour répondre. Ça sonne encore et, là, je comprends : c’est Pierre Pivoine qui revient de Shanghaï. Il voulait me faire une surprise. Alors je reste dans la douche.
Je prends le temps, je m’éponge, je noue la serviette autour de ma taille et je vais voir à la fenêtre. Sa voiture toujours là, en bas, dans la rue, à l’endroit où il a l’habitude de stationner. J’ai peur qu’il me voie alors je tire le rideau, je me cache et j’attends qu’il parte.
Il m’écrit qu’il voulait me faire une surprise. Je lui réponds qu’il m’a bien eu. Il pense que je suis en colère, mais non, je ne suis pas en colère. J’enfonce ma casquette Toronto sur mon crâne et je joins les mains pour prier Dieu de m’offrir une vie meilleure.