Le mystérieux Sir Edgar Hachette
Sir Egar Hachette, depuis 2019, ne cesse de changer de nom. Il est tellement prudent que même mon nom à moi, Antoine, il le change pour Alexandre ou Étienne. Personne ne sait qu’il est gay, je pense que c’est ça.
Je ne sais plus comment l’appeler alors je me tais. Après deux ans de silence radio, il refait surface sous un nouveau nom, Sir Edgar Hachette.
Il a déménagé. Je stationne devant chez lui. Je change trois fois de côté de rue, je cherche l’adresse. Il n’y a aucune indication. Il m’appelle d’un numéro inconnu. Il m’aide à trouver la bonne porte. Lorsque je parviens finalement à entrer dans le building, ce n’est pas fini : il continue de me donner ses instructions, comme dans un film d’espions. Je dois composer plusieurs codes, traverser une salle de conférence, sa collection privée d’objets d’arts. Je me dis : « Il a upgradé. » Il m’attend au tout dernier étage et quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent, je le vois sortir de la piscine. C’est rare de rencontrer un homme de cette blondeur-là. Ce n’est pas une décoloration ni une teinture, c’est naturel.
La vue sur la ville est imprenable. Il m’offre un verre de vin et insiste pour que j’admire encore la vue. Quand je l’ai bien vue, je m’assois sur le canapé, mais il ne veut pas que je m’assoie et il désigne encore la vue. Imagine-toi en train d’écrire ici, comme ça doit être inspirant. Écris-tu plutôt le soir ou le matin ? Le matin. Ah, c’est dommage parce que le soir, regarde, toutes les lumières.
J’aime beaucoup Sir Edgar Hachette. Et je me vois écrire chez lui. Dans mon souvenir, il était d’un calme serein, mais aujourd’hui, je lui découvre un petit côté nerveux. Fidèle à son habitude, il me pose une nouvelle question pour combler chaque silence. Il réussit brillamment à ce qu’on évite de parler de lui. J’ai appris, avec le temps, à ne pas non plus m’intéresser à lui, par respect. C’est un homme secret et, si je veux conserver le privilège de le voir, je dois me conformer à son désir de discrétion.
En 2019, on a entendu une chanson de Lana Del Rey que j’aimais. Il s’en est souvenu. Depuis, il fait exclusivement jouer du Lana Del Rey ; pour me faire plaisir, mais surtout pour que je ne sache rien de ses goûts musicaux.
Je collecte quand même de petites informations par-ci par-là, mais sans but précis. Juste pour le défier gentiment. Je ne cherche pas réellement à apprendre qui il est, j’ai trop de respect pour lui. Mais, par exemple, je sais qu’il connaît les tarifs d’un réviseur linguistique, qu’il travaille pour une start-up et qu’il mange des chips.
Peut-être qu’il ne me dit rien parce qu’il sait que je suis écrivain. Il ramène toujours ce sujet-là : mon éditeur, le marché français, le marché québécois, mon processus, les délais, les contrats, les avances, les bourses. Je parle, je parle, je parle, on ne m’a jamais entendu parler comme ça.
À peine ai-je touché son bras qu’il m’embrasse et me penche sur le piano à queue pour m’enculer. Vraiment, j’aime Sir Edgar Hachette parce qu’il sait comment me prendre. Il est aimant, doux, il a des mains qui s’emparent d’un corps d’une façon qui dit : je t’ai, tu es à moi. Sir Edgar Hachette, il m’a, il m’a. Avoir, avoir… Toujours être plus eu, c’est ma raison de vivre.
Et juste avant que je parte, il glisse comme à l’habitude un petit quelque chose dans ma poche.