Les mains de Joan Didion et l'absence dans cette maison
En revoyant la ville, je comprends qu’elle ne me manquera pas. Je n’ai jamais vraiment aimé Rouyn. Ce qui va me manquer, c’est l’habitude de se retrouver dans la même maison. C’est la dernière fois qu’on vient pour le temps des fêtes, du moins dans la maison familiale, puisque Papa la vend pour venir nous rejoindre à Montréal au printemps. Ma sœur conduit la voiture et je me demande, elle, quel effet la ville lui fait.
Autre chose occupe mon esprit, aussi : une personne, un homme que j’aimais. J’aurais voulu qu’il fasse le voyage avec nous, que je puisse le présenter à ma famille. Au réveillon, ma famille aurait vu que je suis digne d’être aimé, que ma vie à Montréal n’est pas sans affection, malgré la face sombre de l’homosexualité que j’ai choisi de dépeindre dans mes livres.
Dans la maison, je peux chanter fort. Je chante Imparfait de Daniel Bélanger. « Je pense à toi, ça me fait du bien/Toi dans ta ville et moi transsibérien/Qui t’aime et qui t’adore/Puis qui se hait d’aimer si fort/L’amour est comme je le redoutais »
Je cherche une façon d’écrire sur cette personne sans qu’on puisse la reconnaître. Et si c’était une femme, et si c’était un Belge et si c’était une créature mystique, et si j’arrêtais d’écrire. Tous mes jours et toutes mes nuits sont occupés par ce travail. Je ne trouve aucune solution qui me satisfasse. La blessure est encore trop fraîche. Je ne sais pas.
J’ai fini DaVinci Code et je commence un Joan Didion que je n’avais pas encore lu. Elle vient de mourir. J’éprouve de la jalousie envers elle — à cause de son œuvre, oui, mais surtout parce qu’elle laisse aller ses mains. Dans le documentaire sur elle, on la voit utiliser ses mains pour s’exprimer. Elle appuie ses paroles avec des gestes. Les mains de Joan Didion. J’avais des mains similaires, moi aussi — pas pareilles, mais de la même utilité. Elles m’aidaient à prendre ma place, à me faire comprendre, elles étaient naturellement miennes. Pendant ma formation d’acteur, toutefois, mes professeurs considéraient mes mouvements de mains comme des « gestes parasites ». Aujourd’hui, je ne leur donne pas tort. Un bon acteur aurait réussi à canaliser cette énergie ailleurs, dans le texte, dans l’émotion, dans l’intention. Pas moi : j’ai plutôt réprimé ma gestuelle, fâché qu’on me prive de mes mains, ce qui était une erreur. En fait, je n’étais pas un acteur, c’était ça, le réel problème. Je ne suis pas un acteur. Plus j’écris, plus j’en suis convaincu.
Le jour où j’ai reçu le prix Robert-Cliche pour mon premier roman, un des plus beaux jours de ma vie, je suis monté sur scène pour prononcer mon discours de remerciement devant les libraires. Je me suis planté derrière le micro et j’ai laissé aller mes mains. J’y avais droit. Après mon discours, le directeur de la maison d’édition est venu me dire que j’avais envoûté les libraires avec mes mains. Il les avait aimées, lui.
Joan Didion buvait du coke. Quand mon père sait que j’arrive, il s’assure qu’il y a du coke Zéro dans le frigo pour moi.
Je descends dans le frigo m’en chercher un. Entre l’escalier et la salle de bains, je me dis : une absence règne dans cette maison, celle de Maman. Chaque Noël, nous sommes certain·es de la retrouver. Lorsque Papa vendra la maison, nous laisserons certes quelques souvenirs derrière, mais nous laisserons surtout cette absence. L’absence ne se fera pas sentir dans le nouveau condo de mon père, dans mon appartement ou celui de ma sœur, puisque ma mère ne les a jamais habités. Je n’ai pas peur de cette prochaine étape. J’ignore si elle sera triste ou libératrice, mais j’ai la certitude que nous nous sommes attaché·es, tous les trois, à cette absence.