Ma main sent le caca
Il y a une petite zone de ma main gauche qui sent le caca. Je l’ai lavée plusieurs fois, mais quand je lis sur le bord de ma fenêtre, près du calorifère, et que je m’appuie sur ma main, l’odeur me parvient encore. J’en fais une fixation maintenant, à un tel point que je me demande si je l’invente.
Dans le livre que je lis, la narratrice rencontre une élève qui lui parle de son projet d’écriture. Je me revois, au cégep, dans le bureau de mon professeur de création littéraire, je pleurais. Il m’écoutait pleurer. Je disais que j’avais peur de vieillir, que je ne rêvais déjà plus comme quand j’étais enfant.
À l’université, dans le bureau d’un autre professeur, j’ai encore pleuré. Mon professeur m’a dit, au sujet de la réécriture de mon texte : « Je te suggère de ne pas trop t’éloigner de la réalité puisqu’elle te fait pleurer. »
Ces professeurs, je les ai aimés.
Ensuite, au Conservatoire, des pleurs, ça ne valait plus rien.
On pleurait tout le temps à cause, entre autres, de la souffrance et de l’enfermement. Mes rencontres avec mes professeurs étaient décevantes. Je savais que les professeurs dont j’avais réellement besoin étaient ailleurs, en dehors de ces murs, mais je restais puisqu’un bon élève n’abandonne pas. À mes professeurs, je parlais de moi, de ma présence au monde, mais ils n’en voulaient rien savoir ; eux me ramenaient toujours à ma présence sur scène. Je leur disais, par exemple : « La vie me manque. Ici, je n’ai pas l’impression d’être dans la vie. » Et ils me répondaient : « La vie, c’est sur scène que tu vas la trouver, il faut que tu prennes plus de place sur scène » ou « Les personnages ont une dimension sexuelle que tu ne dois pas négliger », ce qui voulait tout aussi bien dire : « Les personnages sont hétérosexuels et pas toi. » Dans mes textes au cégep ou à l’université, la sexualité prenait naturellement toute la place. Elle était là, et personne ne lui demandait de changer. Dans un texte, on peut changer beaucoup de choses, le ton, la structure, on peut le rendre vrai, le clarifier, le préciser, mais on ne demande pas à son auteur de changer, on ne lui demande pas de prendre plus de place, il peut même s’effacer. Dans un atelier de création à l’université, je me souviens, on se cachait tous derrière nos ordinateurs et on portait nos manteaux puisqu’il faisait froid. Personne ne nous demandait de sourire, de nous dévoiler le visage, de nous dénuder, de nous calmer ou d’accéder à de grandes émotions. C’était dans le texte qu’il fallait faire ça. C’est dans un texte que mon corps prend place — et un peu au gym qui ouvre le 14 février tabarnak c’est long, mais Dieu merci ça rouvre.
Cette nuit, j’ai rêvé qu’on était au Théâtre Rouge du Conservatoire. On montait une pièce que j’aimais. J’étais certain que ça ferait un succès. C’était toujours comme ça : tant qu’on n’avait pas commencé le travail, on pouvait encore espérer que ça soit bon ; mais allez voir une pièce au Conservatoire, vous verrez comme c’est immanquablement mauvais.
On m’avait donné un personnage queer qui portait des souliers à talons hauts et le metteur en scène me demandait comment je m’étais préparé pour le rôle. Je ne savais pas quoi lui répondre. Il m’avait dit : « On te donne ce rôle-là parce qu’on pense que ça pourrait être le rôle de ta vie, mais pour ça, il faut que tu travailles. » On n’avait pas commencé les répétitions et on me reprochait déjà de ne pas travailler. Je n’aimais pas le costume. Il ne suffit pas d’une paire de talons hauts, de grosses boucles d’oreilles, d’un mullet et d’un collier de perles en plastique pour faire un queer. Mais je ne pouvais rien dire. Je me suis mis à courir vers la scène avec mes talons hauts, je voulais leur prouver coûte que coûte que ce rôle m’allait, que j’étais digne de le jouer ; je leur étais tellement reconnaissant de m’avoir donné un personnage queer, enfin un personnage qui me ressemble un peu, j’avais peur qu’on me l’enlève et qu’on le donne à un autre garçon qui réussirait mieux que moi. Je dévalais la pente dans la salle pour me rendre à la scène, mais j’avais les genoux attachés ensemble par une corde. Je me suis planté et c’est comme ça qu’on m’a enlevé le rôle, parce que je ne savais pas porter les talons.
Hier matin, je suis tombé sur une vieille scène d’audition en self-tape dans laquelle je donnais la réplique à une amie. Je devais jouer son père. Je n’avais rien d’un père. On dirait que je suis anormal. J’avais l’air d’un bébé de plastique, d’un bloc de glace, d’une maladie romantique, on dirait que la scène était à propos de ma chorégraphie. Quel corps défaillant j’ai. Le romantisme, c’est un défaut, ça me rappelle le cours de combat au Conservatoire. J’adorais faire ma routine de sabre. Je me sentais en plein contrôle. Mais le professeur m’a dit : « Regarde ton adversaire, c’est lui que tu veux battre. Là, tu regardes partout, tu regardes ton arme, tu te regardes toi, comme un danseur, ça fait romantique, tu comprends? » À partir de là, même s’il avait raison, j’ai perdu tout mon plaisir à manier le sabre.