Où est ma maison
J’aurais voulu écrire un thriller de Noël, mais cette maison est trop vivante pour que j’y écrive sérieusement. Quand Papa l’a mise à vendre j’ai noté : « écrire un livre sur la maison », mais je ne sais pas de quoi remplir ces pages. Je peux raconter mille histoires qui se sont passées dedans, mais je préfère ne pas décrire le décor et je pense que des gens qui achèteraient un livre intitulé La maison s’attendraient à de belles descriptions de décor.
L’intérieur, j’ai toujours pensé qu’il était majestueux. En voyant la cuisine refaite, les gens disaient : « On dirait une cuisine de magazine. » Cette impression-là m’est restée. Mais quand j’ai visité le site de l’agence immobilière, j’ai découvert une maison tout autre. Elle ne m’impressionnait plus.
Elle va quand même me manquer. Quand le soleil rentre par la fenêtre en avant, ça donne envie de faire une sieste. Ça va me manquer de souhaiter une bonne nuit à mon père et ma sœur et d’entendre la machine à café le lendemain matin. Ça va me manquer de cuisiner avec autant d’ustensiles, de planches et de bols. Par contre, les couteaux eux ne me manqueront pas. Ils ne coupent pas. Trop de café et de sucre non plus, ça ne me manquera pas : ça épuise mes nerfs. Quand je reste trop longtemps à la maison, énervé comme ça, je ne m’aime pas. Je reste évaché sur le divan, ou alors j’achale ma sœur pour qu’elle sorte de sa léthargie, comme si je projetais sur elle mon propre désir d’être productif. Quel frère pathétique je lui fais.
Pourtant, je suis de bonne humeur. Hier, mon père n’en revenait pas que je sois de bonne humeur comme ça.
— C’est drôle, quand je vais te voir à Montréal, t’es pas toujours de bonne humeur.
— C’est parce que c’est trop petit pour recevoir, chez moi.
Il a bien raison, cela dit ; je suis de meilleure humeur ici qu’à Montréal. Avant, c’était l’inverse. Une des premières fois que je suis revenu à la maison après l’avoir quittée, à dix-neuf ans, j’ai fait la gueule toute la semaine jusqu’au jour de mon départ où j’ai enfin retrouvé le sourire. Maman avait pleuré.
— Qu’est-ce qu’y a ?
— T’es de bonne humeur parce que tu retournes à Montréal.
Je m’étais senti coupable. L’amour inconditionnel de ma mère me manque. Je sais qu’il existe toujours, entier, dans une certaine couche de l’univers, mais je ne suis pas encore assez bon pour y accéder à volonté. Pour l’instant, je me contente de ses manifestations timides telles qu’un mince rayon de lumière ou un coup de vent très faible.
Je vais m’ennuyer aussi du gars du skidoo. Il a vraiment une grosse bite. Il écrit « baisser » au lieu de « baiser » et il dit : « J’ai hâte que tu me grignotes la queue. » Sa blonde était absente cette semaine, c’était le contexte idéal, mais je n’ai pas voulu quitter la maison.
La maison. Je vais m’ennuyer d’une maison dont on abuse. C’est notre soumise. On l’utilise, on la met en marche, comme si c’était une machine à vivre, on l’exploite, on la répare, on fait claquer ses portes, on saute sur ses divans, on y chante à tue-tête, on lui monte le chauffage, on épuise son eau chaude, on ne compte pas. Ça ne se retrouvera dans aucun appartement, ce feeling-là. Seulement quand je deviendrai riche, alors j’achèterai trois maisons dans un pays chaud : une pour ma sœur, une pour mon père et une pour moi. Celle de ma sœur sera tiny, celle de mon père sera bleue et la mienne sera austère.
En 2022 je m’oriente richesse. J’ai téléchargé plusieurs livres sur le sujet : business, marketing, finance, cryptomonnaie. J’ai hâte de les lire. Moi je suis le genre de gars qui tient ses résolutions. Esti que je m’aime pour ça.
En 2022, je veux aller voir mes ami·es à Paris. Vivre dans un bel hôtel. Faire la paix avec le voyage. Prendre des photos de voyage parce que le 31, quand j’ai voulu faire mon reel récapitulatif de l’année, je n’avais rien que des photos de moi.
En 2022, j’avais prévu de m’ouvrir une page OnlyFans, mais comme les gyms sont fermés, je n’en suis plus sûr. Le défaut de mon corps est le même que celui de mon écriture : si je me laisse aller librement, ça déraille. Des lecteurs me disent : « Ne t’inquiète pas, tu ne vas pas perdre ton progrès si vite. » Ça paraît qu’ils se contentent de lire et qu’ils ne s’entraînent pas, parce que des muscles, en trois jours d’inertie c’est disparu quand on est né pour être faible, comme moi, une brindille, un bonhomme de papier. Quand je me retrouve dans cet état-là, naturellement maigre à nouveau, on dirait que je suis destiné à me faire frapper, à me faire rouler dessus par un char, un train, je suis une poupée de chiffon, maudit qu’on les maltraite nos toutous quand on est enfant, alors c’est exactement ça : je me sens toutou, sans viande, émacié. J’ai dans le ventre un feu, le pouvoir d’échapper à ma condition, mais il est contenu. Et le responsable de ce malheur, de cette vie de tristesse, de honte et de douleur immense, c’est François Legault qui a fermé les gyms.
J’entends mon amie Laetitia chanter « Où est ma maison ? » Quand je ferme les yeux, je la vois sur scène ou plutôt sur maison, ici dans cette demeure. Je réponds à sa question en fredonnant : « J’aimerais que la mienne de maison soit dans un pays qui me veut heureux, parce que je m’en sais capable quand les gyms sont ouverts. »